Friday, August 16, 2013

Opinion de Tariq Ramadan sur ce qui ce qui se passe en Egypt.



Tariq Ramadan 

Il ne fait pas bon être l’ami des Américains au Moyen-Orient. Le gouvernement américain le sait comme d’ailleurs tous les acteurs politiques du monde arabe, au premier rang desquels, les amis des Américains eux-mêmes… Le jeu consiste donc à brouiller les pistes et à nous faire perdre la mémoire de l’histoire autant que les enseignements des faits. Depuis soixante ans les Américains ont soutenu l’Armée égyptienne et les régimes dictatoriaux successifs (Nasser, malgré des relations très difficiles, puis Sadate et Moubarak) car ceux-ci défendaient leurs intérêts géostratégiques, la sécurité régionale et bien sûr protégeaient Israël. Rien n’a changé sur ce front : le coup d’Etat militaire du 30 juin dernier est une opération dans laquelle l’Administration américaine est directement impliquée. Elle fut préparée en amont avec la collaboration du commandement armé et des civils, à l’instar de Mohammed al-Baradei. Ce dernier est avancé masqué depuis le début des événements alors qu’il est un des pions stratégiques des Américains quant à l’évolution des choses en Egypte. Je rappelai dans mon ouvrage, Islam et le Réveil Arabe (2011) les propos des responsables américains à son sujet et son implication avec les jeunes du Mouvement du 6 avril, en 2008 et 2009 déjà (1). Le jour même du coup d’Etat, les Américains refusent de l’appeler ainsi pour se donner les moyens de soutenir leurs alliés militaires et le nouveau pouvoir. Le Secrétaire d’Etat John Kerry ne fera que confirmer ce que tous les analystes sérieux savent quand il affirmera plus tard que les militaires, le 30 juin, « ont rétabli le processus démocratique » : l’Administration américaine est du côté des militaires. Les alliés américains de la région réagissent immédiatement : des millions de dollars affluent de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes, du Koweït.

Le jeu consiste donc à brouiller les pistes. Il s’agit d’entretenir une propagande, à l’intérieur, affirmant que les Américains interfèrent en soutenant les Frères Musulmans. Les responsables politiques (Président par intérim, Premier Ministre et bien sûr al-Baradei) jouent leur partition à merveille : ils seraient « déçus » du manque d’implication des Américains à leur côté. Le Général al-Sissi va même étonnamment – dans leWashington Post et non dans un journal égyptien - reprocher au gouvernement américain de les avoir lâchés (2). Habile stratégie de communication qui a effectivement réussi à leurrer une partie du peuple égyptien. L’Armée et le gouvernement civil de transition seraient donc les patriotes courageux et indépendants, alors que les Frères Musulmans seraient soutenus pars les agents américains et l’étranger. Les autorités américaines savent la puissance populaire de cette propagande et font ce qu’il faut de gestes symboliques pour l’entretenir. Un bien gros mensonge.

On nous a menti sur les faits et les chiffres : 30 millions d’Egyptiens seraient descendus dans les rues et 16 millions auraient signé une pétition contre le gouvernement. D’où viennent donc ces chiffres et qui sont répétés comme un dogme dans les médias. En comparant des images du pèlerinage à la Mecque avec celles produites le 30 juin (par les militaires égyptiens eux-mêmes qui ont envoyé les vidéos aux agences de presse à travers le monde : Google a confirmé depuis n’avoir pas transmis d’images), des experts parlent d’estimations qui seraient de l’ordre de 4 à 5 millions. Le chiffre de 30 millions est risible de même que celui des 16 millions de la pétition : quand on connaît l’actuel état social de l’Egypte. Nouvelle propagande, nouveaux mensonges. Il est évident que beaucoup d’Egyptiens étaient mécontents de la situation (et les coupures d’électricité et les rationnements réguliers d’essence et de gaz, avant le 30 juin, et qui ont cessé après, ont joué en ce sens) mais l’ampleur du mouvement a été grossie à dessein. Le peuple égyptien, presque unanime, aurait exprimé son soutien à son libérateur, le Général as-Sissi, grand démocrate devant l’Eternel et qui n’aurait aucune relation avec les Américains (alors que l’International Herald Tribune (3) nous révélait, il y a peu ses relations de confiance avec les Etats-Unis et… Israël )

Dans le miroir déformant de cette propagande mensongère, il faut présenter les manifestants d’aujourd’hui comme uniquement des soutiens à Morsi, membres des Frères Musulmans. Or le peuple égyptien n’est pas constitué uniquement d’imbéciles qui seraient soit démocrates avec les militaires, soit islamistes avec les Frères Musulmans. Ce mensonge, relayé jusqu’à la nausée par les agences de presse égyptiennes et occidentales, a pour but de minimiser la teneur idéologique des manifestations d’opposition au Coup d’Etat. Dans les rues de toutes les grandes villes d’Egypte, celles et ceux qui descendent dans la rue ne sont pas tous des Frères Musulmans. Il y a là des femmes et des hommes, des laïques comme des islamistes, des coptes comme des musulmans, des jeunes comme des vieux qui refusent la manipulation et le retour à l’ère des militaires sous des apparences démocratiques. De nombreux jeunes ont été et demeurent critique vis-à-vis de Morsi, des Frères Musulmans et de leur politique, mais ils ne sont pas naïfs quant à l’évolution de la situation et aux manipulations. Il faut dire que cette mobilisation semble bien être le grain de sable inattendu dans la machine stratégique de l’Armée égyptienne, du gouvernement intérimaire et de l’allié américain. Une vraie mobilisation de citoyens non violents contre le coup d’Etat militaire « démocratiquement » effectué au nom de ce même peuple : c’est effectivement gênant.

Il faut donc ajouter un autre mensonge et affirmer que non seulement ceux qui sont dans la rue ne sont que des Frères Musulmans, mais que ce sont en sus de potentiels extrémistes qui sont alliés aux « terroristes de Hamas » (cette propagande fonctionne à merveille en Occident) et qu’ils n’hésiteront pas à user de violence le cas échéant. Le Ministre des Affaires étrangères, Nabil Fahmy, a même publiquement menti en affirmant qu’Amnesty International avait mentionné que les manifestants étaient armés ou cachaient des armes. Amnesty International a immédiatement réagi en publiant un communiqué démentant ces propos (4). Le pouvoir égyptien veut diaboliser les manifestants non violents et après le massacre du 8 juillet (où les forces de l’ordre ont tiré sur des manifestants désarmés en invoquant la légitime défense), il faut préparer les esprits par une nouvelle campagne médiatique : si le gouvernement veut déloger les manifestants – comme il l’affirme – il faut que ceux-ci soient présentés comme dangereux, violents et « terroristes ». Les medias occidentaux jouent malheureusement le jeu de la propagande du pouvoir égyptien (militaires et civils confondus). Tout peut arriver dans les prochains jours. On peut même imaginer des actions violentes ici et là par des groupuscules « extrémistes » ou « terroristes » non identifiés (les services de renseignements égyptiens sont passés maîtres dans l’art de concocter des « clashes » ou « attentats » très utiles, et parfaitement synchronisés) qui justifieraient une action massive de la police et des militaires. Un autre mensonge : l’armée n’aura fait que se défendre…

Il faut faire la critique des islamistes, je n’ai de cesse de le répéter mais la situation en Egypte et au Moyen-Orient est grave et tout peut basculer. Tout se passe comme si le grand mouvement de démocratisation annoncé par George W. Bush en 2003 était en fait une vaste entreprise de déstabilisation régionale à l’image de la « libération de l’Irak ». Des systèmes et des régimes politiques fragilisés, des ressources pétrolières et minières sécurisées et l’Etat d’Israël, dans le silence et la mise en scène d’un énième dialogue pour la paix, continuant sa lente stratégie de colonisation définitive. L’Irak, la Syrie, l’Egypte, la Libye, la Tunisie et le Yémen (et même le Soudan) sont dans la tourmente, les Etats du Golfe restent fragiles et sous contrôle. Triste bilan. On avait espéré que Barack Obama serait le président du renouveau, de l’ouverture et il n’en fut rien. Quel pitoyable bilan somme toute. Comme le relevait Noam Chomsky, Barack Obama a moins fait, quant à la résolution du conflit israélo-palestinien, que tous ses prédécesseurs. Dans les faits, il n’a rien fait. Il fut la belle image du président afro-américain sympathique, au verbe lumineux mais à la politique sombre, aussi noire que celle de son prédécesseur. Les mensonges continuent et les citoyens égyptiens devront se rappeler, comme les Irakiens, les Syriens et les Palestiniens, que le gouvernement américain dit vrai quand il affirme qu’il n’aime rien autant que la démocratie.
Face à ce mensonge, les manifestations non-violentes de masse unissant femmes et les hommes, les laïques et les islamistes, les coptes, comme les musulmans, les agnostiques et les athées, sont la réelle expression du réveil égyptien. Rester dignes, sans armes, refuser les mensonges, la propagande et la manipulation, et prendre son destin en main.
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(1) "Les relations n’ont pas toujours été au beau fixe entre les États-Unis et El Baradei. Celui-ci a vertement critiqué, la qualifiant de « farce », la timidité des positions américaines réclamant, dans un premier temps, des réformes de l’intérieur du régime . Il reste qu’une analyse plus approfondie montre une relation d’une autre teneur. Les relations entre Barack Obama et Mohamed El Baradei sont excellentes et ce dernier n’a eu de cesse de louer et de soutenir le successeur de George W. Bush. Préparant la succession de Moubarak, l’administration Obama comprend qu’elle pourrait tirer un parti positif des relations détestables et notoirement houleuses qu’El Baradei entretenait avec l’administration Bush et les États-Unis dans le passé. « Ironiquement, affirme Philip D. Zelikow, ancien conseiller au Département d’État, le fait que El Baradei ait croisé le fer avec l’administration Bush sur l’Irak et l’Iran est en train d’aider ce dernier en Égypte et, plaise à Dieu, nous ne devons rien faire qui puisse donner l’impression que nous l’aimons. » Même analyse dans le magazine Foreign Affairs, une année avant les soulèvements. Relevant qu’il est négatif, pour tout acteur politique en quête de crédibilité auprès des citoyens égyptiens, d’être perçu comme ami des Américains ou soutenu par eux, l’auteur de l’article, Steven A. Cook, ajoute : « Si El Baradei a de fait une chance raisonnable de promouvoir des réformes politiques en Égypte, alors les décideurs politiques serviraient au mieux sa cause en décidant de ne pas trop intervenir. Assez paradoxalement, la relation froide que El Baradei a entretenue avec les États-Unis en tant que chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) fait désormais progresser les intérêts américains. »" : L’islam et le Réveil arabe, 2011, p. 52

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